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Rêver éveillé

Borne(s), code(s), règlement(s) régissent notre société, dictent nos conduites dans la vie quotidienne. Dans nos professions, les protocoles se multiplient.  Si je n'en dénigre pas l'utilité, les multiplier est un risque.  Cela me renvoie à un vieux cours sur l'automatisme industriel : le Grafcet (graphe fonctionnel étapes-transitions). Cette méthode permet de décomposer n'importe laquelle des séquence en "Si...alors...".  L'intuition n'est pas incluse dans ce procédé, l'initiative n'y est pas prévu...sauf celle du Bouton d'arrêt d'urgence !

"L'action n'est plus résultante d'une réflexion mais seulement une succession d'actes appris par cœur".

Se retrouver en Montagne, c'est pénétrer dans une bulle de liberté. Pouvoir y tracer son propre chemin est un luxe, celui d'un acte assumé qui représente l'aboutissement de ce que peut apporter l'alpinisme.

 L'ouverture d'un nouvel itinéraire renvoi à "découvrir" l'inconnu. Elle exacerbe l'acte de prise de décision. Elle remet brutalement face à un miroir sans sollicitude, l'engagement de sa propre responsabilité. Les "Oui, mais..", les "Y a qu'a...", les "Faut qu'on..." qui fonctionnent si bien dans le confort d'une salle de réunion n'ont pas leurs places "là-haut".

Aller vers l'inconnu, cela ne veut pas dire attendre passivement le problème pour y faire face. Bien au contraire, les étapes de préparation précédant le jour J seront prépondérantes dans l'issu du projet.

Ces temps ont un dénominateur commun qui ne s'acquiert pas : la Passion. Le carburant qui donne la force de continuer, de persister jour après jours, mois après mois.

Le temps passé à évoluer dans ce massif m'a permis de répertorier nombre de faces dite secondaires.  Car pour moi, plus que le sommet, c'est le potentiel technique d'une face qui m'intéresse. A partir de là, chaque incursion qui me mènera à proximité d'une face envisagée allumera le voyant de mon attention. L'élaboration de cette carte mentale est la première étape dans la liste de mes envies.
C'est durant l'hiver '17 que je découvre la face Nord de Breitind. Au dire des locaux, les possibilités y sont encore nombreuses. Les récits des ouvreurs font états de sérieuses difficultés et de grosse exposition. Le pédigré des Inés Papert, Denis Burdet, Nico Hojac ou Jesse Huey pousse à prendre leurs remarques au premier degrés !
Le deuxième temps consistera à étudier la faisabilité du projet. Dans ce cas, la démarche est inverse. Elle consiste à exclure le danger et le "déjà-fait".  Pour cela, il faut connaitre parfaitement le milieu :  identifier les risques majeurs (avalanches, chute de séracs, chute de pierres...) et  se renseigner sur l'historique des ascensions notamment.

Le pilier le plus à droite attire notre attention. Mais la période est neigeuse et des coulées de neiges balaient régulièrement la face. Nous abandonnons le projet.

 Le troisième temps sera celui de l'observation afin de définir un itinéraire envisageable. Il faudra pouvoir regarder la montagne régulièrement car en fonction des heures, des saisons et du lieux d'observation, certains éléments de relief sont mis en valeur quand d'autres disparaissent. Le chemin vers une ouverture possible commence souvent par un "détail" qui va m'accrocher l’œil, un dièdre ou une ligne de fissure. Immédiatement se met en marche le plus beau de la création : l'imagination. Sans tenir compte d'aucun paramètre limitant, je trace des lignes qui relie ces "détails" entre eux, les conditions du jour et l'intuition du moment décideront de l'itinéraires final.
 La connaissances de l'environnement proche apporte de précieux renseignements. En parcourant des itinéraires voisins, on acquiert une bonne estimation de la période idéale mais aussi sur la durée, la difficulté du parcours envisagé ainsi que sur la qualité du rocher.
En hiver '18, le manteau neigeux est extrêmement stable et la neige, grâce aux nuits claires, a durci. Après 5 journées, nous avons gravit plusieurs itinéraires de mixtes difficiles et  notre cordée fonctionne bien. Sur le pilier observé l'année d'avant, une ligne nous apparaît en bonne condition. Néanmoins, une énorme corniche domine dangereusement les 3 dernières longueurs. Nous imaginons une possibilité pour l'éviter mais on est conscient tous les deux qu'ils faudra peut être la franchir. Ce risque n'est pas ignoré mais pleinement accepté.

Vient alors le temps de l'attente des conditions optimales lié à celui de l'entretien du niveau physique. Cette quatrième étape est laborieuse et nécessaire, son efficacité sera nourri uniquement par la passion que l'on a au fond de soi. La qualité de mon entrainement est directement liée au volume de ma to-do-list ! Sans rêve, pas de motivation ! Quand les conditions idéales seront là, le corps devra être apte à répondre à l'appel !
La voie se révèle extrêmement technique, en glace fine, et complexe à protéger.
Le passage de la corniche sera inévitable et cauchemardesque !
 Le cinquième temps se déroule à l'approche de la période estimée idéale. Un moment que je déteste, le niveau de stress est au maximum, j'imagine le pire. Faire une check list la plus exhaustive des risques possibles augmente mon niveau d'attention quand je me retrouverais sur le terrain, c'est un gage de sécurité supplémentaire.

Reste alors à concrétiser ! Accompagné du partenaire idéal dans lequel j'ai toute confiance, le temps de l'action est enfin arrivé. L'enthousiasme sera modéré par la raison qui listera méthodiquement les risques envisagés, l'expérience analysera les variables de dernière minute (nivologie, météo, conditions du terrain).  L'intuition sera chargée de fignoler le détail !

Le "Savoir faire" achevé, le temps bonus est celui du "faire savoir" mais ça, c'est une autre histoire !
Du rêve à la réalité, 1 an d'attente, une période de tentative choisie précisément, la chance de conditions exceptionnelles et d'un manteau nivologique stable pour la descente,  l'expérience des nombreuses voies dans ce style, une cordée qui se connait et...9 heures d'effort !

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